« Le génie vient montrer de quoi l’humanité est pleinement capable »

Professeur de philosophie près de Paris, Thibaut de Saint Maurice est l’auteur de Philosophie en séries 1 et 2 (Éditions Ellipses). Tous les jeudis, il anime « La petite philosophie de la vie quotidienne », sur France Inter.

Peut-on commencer tout simplement par donner une définition du concept de génie ? Dans une de vos chroniques sur France Inter, vous dites justement que « quand il s’agit de définir ce qui fait d’un génie un génie, on se retrouve dépourvu. » Votre explication part alors de la définition platonicienne du génie. Parce qu’elle est la plus évidente pour vous ?

C’est à partir de cette définition-là qu’on a commencé à poser le problème du génie. Finalement, comme c’était la plus ancienne, c’est celle qu’on a corrigée successivement en proposant d’autres hypothèses et en arrivant aujourd’hui à une interprétation plus contemporaine.

Platon parle du génie comme d’un « don reçu des dieux » destinés à des « hommes enthousiastes »…

Effectivement, une des premières conceptions du génie, c’est donc celle formulée par Platon. En fait, la question est assez simple : comment rendre compte, comment expliquer, le fait que certains hommes présentent des skills, des aptitudes, qui soient vraiment hors du commun ? Dans la mesure où ce « hors du commun » renvoie à une certaine excellence dans, par exemple, la capacité à sculpter, peindre, composer de la musique, se battre, faire du sport. Le premier réflexe est de considérer que ces hommes ont reçu des dieux cette qualité d’êtres plus que parfaits. S’ils sont si extraordinaires, c’est qu’ils ont une partie de divin en eux, une qualité, un don. C’est d’ailleurs entré dans le langage commun : quand on parle du fait d’avoir un don, c’est quelque chose qui nous a été donné, que l’on a reçu. Dès lors, on peut aussi adopter des approches plus laïques, considérant que c’est un don de la nature ou quelque chose de cet ordre. Néanmoins, pour Platon dans l’Antiquité, le don est le don propre du génie, un cadeau des dieux. Quant au terme grec « enthousiasme » qui qualifie les individus géniaux, il signifie « rempli du souffle divin »…

Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui…

C’est en effet assez rigolo parce qu’aujourd’hui, il sert plutôt à désigner justement la réaction que l’on peut avoir face à l’exercice d’un génie. Un génie de la danse, un génie de la musique peut créer dans le public de l’enthousiasme, ce qui est une forme de circulation de l’émotion provoquée par son don.

 Le concept de génie sert à nommer quelque chose qu’on n’arrive pas à calculer, à rationaliser. 

Thibaut de Saint Maurice, philosophe

À quel moment la définition se détache-t-elle de la connotation divine ? À quel moment dans l’histoire de la philosophie, on ne va plus forcément faire référence à un don des dieux ?

Il faut préciser que dès l’Antiquité, quelqu’un comme Aristote considère que les hommes « géniaux » ont reçu des dons, mais que ces dons ne se développeront pas sans labeur, sans ce qu’il appelle une « habitude », c’est-à-dire une réitération de gestes et de comportements qui vont permettre de tirer le meilleur de tout ce qui a été reçu.

Avec Aristote commence à s’ouvrir un petit peu la porte du génie comme étant aussi le résultat d’un travail, et c’est une idée qui va s’affirmer, s’incarner au XVIIe siècle notamment dans l’image de « l’honnête homme », l’idéal de l’aristocratie, donc de l’élite de la population. L’honnête homme est celui qui réalise le parfait équilibre entre les dons reçus à la naissance et le développement de ces derniers. Une promotion du travail qui rend possible l’épanouissement du génie. Aujourd’hui, cette conception du génie est peut-être celle qui a le plus de succès. On pense à la théorie qui veut que si on travaille plus que les autres, et dans des quantités vraiment très soutenues, on arrivera à développer des qualités géniales de gestes, de comportements…

Ce qui n’est pas vrai…

Le concept de génie sert à nommer quelque chose qu’on n’arrive pas à calculer, à rationaliser. Il n’y a pas de formule ni d’équation. Les gens qui s’emparent de cette question, en fonction de ce qui leur paraît le plus juste, vont pencher plutôt du côté du travail ou plutôt du côté du don. Le génie pose en cela problème à notre conception démocratique de l’humanité dans laquelle, s’il y a une égalité de chances, tout le monde peut y arriver, il suffit de s’en donner les moyens. Dans la société du just do it, comment expliquer que certains y arrivent mieux que d’autres ?

Le génie est donc par définition inégalitaire ?

Cela dépend si vous vous placez du côté de ceux qui sont du côté du travail qui finit par payer et qui ont une conception plus démocratique du génie. En gros, « peu importe la naissance et les talents de départ, si tu travailles tu peux y arriver. » Ou du côté de ceux qui continuent de faire du génie une question de temps, une question de différence, adoptant finalement une approche moins démocratique parce que reposant plus sur la valorisation d’une différence. Donc d’une inégalité.

Comment prendre en compte la sociologie ? Le fait d’être « bien né » aide-t-il à révéler le génie ?

Rien n’est absolument donné par les dieux. Les choses vont aussi dépendre des conditions sociales et matérielles. Il va aussi falloir prendre en compte le travail, fourni ou pas. Marcel Proust est un rescapé de l’oisiveté, par exemple, alors que sociologiquement, il avait tout reçu, mais la maladie, en l’empêchant de sortir, va lui permettre de rencontrer son propre génie.

Qu’est-ce qui distingue le simple talent du génie ?

J’ai l’impression que le talent se décrit souvent dans les termes d’une prodigiosité, d’une réussite particulière. On peut avoir un talent pour le tennis ou pour la musique, ce qui veut dire qu’il y a quelque chose que l’on fait très bien. Mais le génie suppose un degré supérieur d’impact sur sa discipline.

Un génie de la musique, c’est quelqu’un dont le talent et la virtuosité vont révolutionner l’ensemble de la discipline au nom, justement, de ce que la personne apporte à l’humanité. C’est en cela qu’on dit que Mozart et Einstein sont des génies, et que peut-être Bill Gates ou Steve Jobs en sont aussi. Ils ont des talents, de musicien, de scientifique, d’entrepreneur, leurs apports et leurs découvertes ont impacté les domaines dans lesquels ils exerçaient. Finalement, avec un peu de recul, si on les nomme des génies, c’est aussi parce qu’ils ont révélé de quoi l’homme était capable. Einstein perce les secrets de l’Univers, contribue à la mise au point d’une technologie en complète rupture, la technologie nucléaire, démontre qu’être humain, c’est se mettre en route sur un chemin de vérité scientifique. Mozart ou Bach sont des génies de la grâce, de ce que l’homme est capable de créer en termes de beauté. À chaque fois, je trouve que le génie vient finalement montrer de quoi l’humanité est pleinement capable. C’est pour ça qu’ils nous font rêver.

Faut-il traverser le temps pour atteindre le statut de génie ?

J’aurais tendance à répondre oui, car si c’est son impact qui permet de qualifier le génie, il va notamment se mesurer dans sa capacité à traverser les époques.

Vous qui vous intéressez au tennis, on qualifie souvent Roger Federer de génie. Le génie en sport tient-il forcément à un palmarès ? À un nombre de tournois gagnés ?

C’est une bonne question. Si je prends l’exemple de Federer il n’est pas l’immense champion de tennis qu’il est seulement parce qu’il a gagné 20 tournois du Grand Chelem. C’est parce que son impact sur le tennis reste et va rester ; parce qu’il a renouvelé le jeu en lui-même, en perfectionnant et en inventant des coups qui n’existaient pas avant. On a aussi vanté comment son comportement sur le terrain est devenu un exemple du fairplay, lui qui était d’un tempérament nerveux. Il en a fait une morale de vie.

On parle parfois de génie incompris, ou pas compris par leur époque. On pense à Vincent Van Gogh par exemple. Notre époque connectée de partout, les réseaux sociaux, internet, peut-elle permettre encore de passer à côté de génies ?

Je crois que oui. J’en suis même convaincu. Van Gogh ou Rimbaud possédaient un génie reconnu plus tard, mais la force de leur proposition était telle qu’elle ne pouvait pas être considérée de leur vivant. Aujourd’hui encore, tout le monde ne peut pas être reconnu à sa juste valeur. Actuellement sont en train de souffrir, de galérer, peut-être même de mourir des hommes et des femmes qui, d’un point de vue scientifique, artistique surtout, seront les grands génies de demain. Nous ne sommes pas au bout de nos découvertes. C’est le principe même des avant-gardes. Il y a une dimension sacrificielle dans le génie méconnu : il n’en profite pas de son vivant, mais nous, nous en profitons plus tard. ■

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