Imaginer l’inimaginable

Cécile Wendling ne prétend pas prédire l’avenir. Mais à travers son métier de prospectiviste, elle tente de prévenir les risques auxquels le monde et ses habitants pourraient être, un jour, confrontés.

Cécile Wendling est prospectiviste, un terme qui sous-entend tellement de pistes qu’on lui a demandé de définir son métier en une phrase. « Il consiste à anticiper différents futurs possibles, mais à l’inverse du prévisionniste, le prospectiviste essaie de comprendre ce qui pourrait faire rupture ou disruption ; ce qui va faire que demain ne sera sans doute pas comme aujourd’hui. Les ruptures peuvent être de natures diverses : technologiques, réglementaires, ou encore sociales, politiques, économiques… Elles peuvent se combiner, ce qui donne lieu à plusieurs scénarios très contrastés, car ils éclairent des avenirs possibles, mais différents. Mais qui sont tous plausibles et argumentés. »

Une phrase devenue quatre, mais c’est pour mieux nous affranchir : Cécile Wendling ne prétend pas jouer les oracles. Ça tombe bien, plus personne n’y croit, surtout dans une époque qui ne tolère plus l’erreur et n’oublie rien avec ses captures d’écran archivées prêtes à être dégainées à la première contradiction. « Notre rôle n’est pas de prédire l’avenir. Le doute est absolument fondamental en prospective. Pour moi, il va de pair avec la posture d’humilité. Parfois, des clients me demandent des probabilités chiffrées, mais ceux qui leur en donnent sont des charlatans. Il y a certaines choses plus probables que d’autres, c’est tout. Par exemple : tous les assureurs et réassureurs avaient des scénarios de pandémie dans leurs prospectives, bien avant le Covid. Mais aurait-on pu leur dire que telle chose allait arriver en telle année en provenance de tel pays ? Ce n’est pas possible. »

Notre rôle n’est pas de prédire l’avenir. Le doute est absolument fondamental en prospective. Pour moi, il va de pair avec la posture d’humilité. 

Cécile Wendling, prospectiviste

La chercheuse en sciences sociales dit avoir voulu suivre cette voie juste après le 11 septembre 2001, obsédée par la question : qu’est-ce qui a fait qu’on n’a pas vu arriver cet événement ? Elle en a fait sa thèse de doctorat, puis a travaillé pendant quatre ans sur la gestion de l’évolution des risques avec la Commission européenne. Le Ministère français des armées l’a alors recrutée pour des missions sur le cyber et l’Afghanistan. Puis elle a bifurqué sur l’évaluation du risque nucléaire, pour rester ensuite pendant dix ans chez l’assureur AXA. Sans jamais attendre entre deux missions, puisque le métier de prospectiviste a effectivement pris un essor considérable depuis le début du siècle. Les attentats du World Trade Center n’étaient pas forcément imaginables pour le commun des mortels – on se glisse tout entier dans cette catégorie – guère moins que le Covid et son cortège de restrictions, en tout cas, ou la Russie capable d’attaquer un pays frère et voisin pour le retour de la barbarie à grande échelle. Le monde de 2024 commande de ne rien considérer comme acquis, de n’écarter aucune hypothèse, surtout la pire. Mais une fois qu’on a posé ça, comment fait-on pour travailler ?

Chance pour elle : son métier ne la contraint pas à se vautrer uniquement dans l’ennui des rapports officiels et autres documents barbants. C’est en tout cas son choix : le domaine culturel l’inspire au plus haut point. Films, séries, romans, expositions, tout est bon pour nourrir son imaginaire. « Ce sont des pas de côté très puissants, très créatifs. Ils me permettent d’entrer dans le mental de quelqu’un d’autre. Et c’est rarement hors sol, puisque beaucoup de démarches artistiques sont désormais ancrées dans le terrain. Il faut absolument éviter les faisceaux trop restreints », assure-t-elle.

Vision universelle

Un chouïa plus complexe, en revanche, quand il s’agit d’arriver à prendre de la hauteur sur sa propre culture, le poids de son passé et autres évidences civilisationnelles – on pourrait dire « se désoccidentaliser » – pour arriver autant que possible à une forme de vision universelle. « C’est effectivement difficile, admet Cécile Wendling, car je réagis d’abord en Européenne devant les différents scénarios. Mon idée, c’est de créer des persona, de m’imaginer dans la peau d’une autre. Il y a une honnêteté intellectuelle à poser, et je crois beaucoup aux croisements pluridisciplinaires et multiculturels. Éviter d’être toujours dans les mêmes cercles, passer d’une bulle à l’autre, pour une forme d’hybridation des savoirs et en devenir moins aveugle. »

Elle travaille en indépendante depuis dix-huit mois. Elle a franchi le cap sans crainte, car la prospective est désormais partout, avec une clientèle multifacettes. « Je travaille aussi bien pour de grands groupes actifs dans l’énergie, l’immobilier ou la banque, que pour des mairies, des ministères, et des associations comme la Croix-Rouge. Au début, c’était uniquement des secteurs qui œuvraient sur le temps long, mais aujourd’hui même des parfumeurs viennent me consulter», sourit-elle.

Point – faible – commun à toutes ces entreprises ? Leur légèreté devant le potentiel destructeur des disruptions cyber en mode massif. « Il faudrait qu’elles l’imaginent beaucoup plus. La récente panne chez Microsoft n’était pas si grande et on a vu les conséquences, alors imaginez une cyberattaque de taille énorme… Mon rôle est de les alerter, de les aider à trouver les bonnes postures de préparation et de résilience. Et aussi à inciter les gens à revenir au “matériel” : savoir travailler avec un crayon et du papier, comme les bateaux militaires qui doivent toujours savoir naviguer au sextant si besoin. »

 L’avenir n’existe pas, il sera ce qu’on en fera ; à chacun de nous de s’engager. 

Le défi du déni

Des chiffons rouges pas suffisants pour toucher au premier envoi, tant l’être humain reste un animal parfois difficile à convaincre. Sur le climat, par exemple. Il est devenu compliqué de nier les évidences, et pourtant. « J’ai récemment écrit des scénarios fondés sur les données du GIEC et de l’ADEME. Ce n’était pas de la science-fiction, mais le client m’a demandé : “Merci d’écrire ‘fiction’ sur ces documents, sinon ce ne sera pas audible.” Je dis souvent que la prospective est un sport de combat, car il y a une forme de déni ou de rejet. Ce qu’on raconte est parfois inconfortable ; il n’est pas toujours évident de faire passer les messages sans créer de la panique en face. » On fait de drôles de voyages temporels avec ce métier, tout de même. L’avenir avec l’intelligence artificielle, par exemple, un domaine dont on n’imagine pas encore l’influence future sur notre quotidien. Cécile Wendling reprend. « Juste un exemple : avec la baisse globale des budgets et les recherches d’économies, c’est l’IA qui va lire les données et cibler les choses à changer, plutôt que des gens qui vont passer des semaines à éplucher des dossiers. On va vers de grands changements sur la façon de concevoir le travail et les tâches à effectuer. »

Le passé récent, également, quand on l’interroge sur la « démission » sensuelle observée chez la jeunesse française – un récent sondage a montré que 28 % des 18-24 ans n’avaient pas eu le moindre rapport sexuel en 2023, contre 5 % en 2006. « Le rapport au corps s’est modifié, et on sous-estime encore les effets du Covid : on ne se touchait plus, certains pensaient même qu’on ne se ferait plus jamais la bise. Le rapport à la mort a changé lui aussi, certains n’ont même pas pu enterrer les leurs. Vous remarquerez qu’il n’y a jamais eu autant de personnes présentes aux débats publics sur la fin de vie qu’en ce moment. C’est une révolution ontologique, ou anthropologique, et on fait comme si on n’avait pas vécu ça, alors que les chiffres sont fous. »

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© Canal+
Les films et les séries sont une source d’inspiration pour Cécile Wending. Comme « La Fièvre » qui démonte et démontre les mécanismes de la haine sur les réseaux sociaux.

Colère des peuples

Si on tient à naviguer dans le présent, alors prenons le sujet fort et premier du moment : la colère des peuples, évidente à la simple lecture des cartes électorales en Europe. Cécile Wendling l’avait vue venir de loin. « À cause de l’accroissement des inégalités : dans l’accès au logement, aux soins, à l’éducation… Des inégalités concrètes, c’est indubitable dans de nombreux pays, sont surtout ressenties quand les gens voient ce que les autres possèdent de plus qu’eux. Quand on voit les politiques publiques, malheureusement, il y en a très peu qui les réduisent. L’économiste Esther Duflo et d’autres ont encore beaucoup de travail pour faire évoluer le sujet. »

Une colère vue, donc, et qu’elle revoit à l’horizon. « On a été marqués par les gilets jaunes en France, et on n’est pas du tout sortis de ça. La question reste pleine et entière. La récente série La Fièvre montre bien comment tout peut s’enflammer d’un coup avec un petit événement repris sur les réseaux. Pareil avec la série anglaise The Undeclared War, très juste sur la manipulation de l’information. Quand ça arrivera ? On ne sait pas, mais les rouages sont bien démontrés et ils ont des choses à nous apprendre. »

Le bien du lien

On peut facilement imaginer un quotidien anxiogène à force de passer sa vie dans des projections rarement ensoleillées. De fait, Cécile Wendling se définit comme une « pessimiste qui se soigne ». Sans recette universelle au niveau des soins – ça se saurait – mais qui encourage vivement chacun à inventer la sienne. « Le yoga, le dessin, n’importe quoi en fait. Et le plus important, le truc qui ne bouge pas depuis des années, c’est le lien social. Ceux qui sont ouverts aux autres vivent plus heureux et plus longtemps. »

Une pierre pleine de bienveillance jetée dans le jardin des collapsologues, qui n’auront pas forcément le dernier mot. « L’effondrement, c’est une affaire d’effet cliquet : une fois qu’on a franchi certains seuils, on ne peut plus revenir en arrière. Mais on est encore acteurs sur la plupart des sujets. L’avenir n’existe pas, il sera ce qu’on en fera ; à chacun de nous de s’engager. » ■