Architecture, en voiture !

Porsche, Aston Martin, Bentley, Bugatti ou Mercedes-Benz se lancent dans des résidences de prestige à Stuttgart, Miami ou dans les Émirats. Les marques automobiles entendent ainsi fidéliser leurs clientèles et en chercher de nouvelles. Même si leurs réalisations, malgré leur aspect spectaculaire, ne sont guère innovantes.

Architecture et automobile ont longtemps roulé de concert, en particulier au XXe siècle, lorsque la voiture était l’emblème de la modernité. C’est une évidence : le moyen de transport individuel a largement façonné nos espaces architecturaux et urbanistiques. Il y a un siècle, deux hautes figures de l’architecture portaient loin la passion de l’automobile. Aux États-Unis, Frank Lloyd Wright collectionnait les belles Cord, Packard ou Lincoln, les transformant à l’occasion. Il est allé jusqu’à dessiner une étrange « machine pour la route » qui, drôle d’attelage, tenait à la fois du tracteur et du coupé aérodynamique. Wright a intégré l’automobile dans son art tout au long de sa carrière, qu’il s’agisse de concevoir des maisons modestes (avec garages) pendant la Grande Dépression ou de bâtir un musée autour d’une rampe hélicoïdale de parking (le Guggenheim de New York).

En Europe, Le Corbusier aimait les avant-gardistes voitures Voisin. Il n’oubliait jamais de garer son modèle C-7 devant ses nouvelles constructions lorsqu’elles étaient photographiées pour assurer leur promotion. Il entendait grâce à son automobile renforcer la modernité de ses réalisations, donner leur échelle et suggérer que ses « machines à habiter » tenaient compte des « machines à rouler ». Dans les années 30, il a imaginé une « voiture minimum » qui préfigurait la Citroën 2CV et la VW Coccinelle. Dans la décennie précédente, Le Corbusier avait conçu des maisons modulables qui pouvaient être construites en série, comme les petites autos populaires d’André Citroën. L’unique « Maison Citrohan » (l’architecte avait transformé le nom de l’industriel de l’automobile pour éviter des ennuis juridiques) a été réalisée en Allemagne à Stuttgart, où elle peut toujours être admirée.

Stuttgart, un siècle plus tard. Inaugurée fin 2023, la Porsche Design Tower domine la ville de ses 87 mètres et 25 étages. De facture sobre, elle accueille un hôtel Radisson, ainsi que des bureaux administratifs du constructeur de voitures sportives. Réalisée par sa société spécialisée dans le design industriel, naguère indépendante mais désormais pleinement intégrée au groupe, la tour se distingue du musée Porsche de Stuttgart. Celui-ci est semblable aux autres musées récents de grandes marques automobiles, dont l’architecture-spectacle valorise l’histoire de ces entreprises souvent centenaires.

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©Porsche
La Porsche Design Tower Stuttgart, érigée dans la ville natale de la marque allemande.

L’auto dans le salon

La Porsche Design Tower procède de l’investissement immobilier et d’une stratégie de diversification. Son enveloppe et son contenu respectent bien sûr le credo stylistique « forme-fonction » de la marque, comme la tour sert le prestige de l’entreprise créée en 1931. Ce qui ne l’empêche pas de s’inscrire dans une autre dynamique entrepreneuriale, également adoptée par ses concurrents directs.

Le constructeur n’en est pas à son coup d’essai. En 2017 à Miami, sur le front de mer, Porsche ouvrait les portes d’un gratte-ciel cylindrique de 196 mètres, 60 étages et 132 appartements vendus entre 4 et 32 millions de dollars. La tour est équipée de trois ascenseurs qui permettent d’accéder aux logements en voiture, laquelle prend place comme un trophée dans une pièce vitrée. Dans l’édifice, chaque détail est signé Porsche Design, aux codes visuels hérités du Bauhaus. L’entreprise allemande n’est pourtant pas à l’origine de la réalisation du building de Miami : un promoteur local, Gil Dezer, lui en a suggéré l’idée. Elle n’a pas non plus signé l’architecture, confiée à l’agence Sieger Suarez. Mais son nom est inscrit en majuscules sur le portique qui surmonte la route d’accès à la tour. Il s’agit d’un renforcement d’image de marque motivé par le cœur financier de Porsche : la vente de voitures. Grâce à cette visibilité dans le skyline de Miami, le constructeur entend renforcer l’attrait de ses modèles auprès de la riche clientèle automobile du sud de la Floride. Sur place, la concurrence immobilière est rude. Elle l’est autant dans la rutilante offre automobile. Toute initiative d’« extension de marque », même si elle coûte des centaines de millions de dollars, est bonne à saisir.

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©Bugatti
Une image de synthèse du projet de Bugatti Residences à Dubaï. Ou comment garder un œil sur sa supercar depuis son salon.

À Miami, le même but est poursuivi par le Britannique Aston Martin. Le constructeur a connu des hauts et des bas ces dernières années, notamment aux États-Unis. L’inauguration en mai 2024 de son building de 249 mètres et 391 penthouses, suites ou duplex est, là aussi, une opération de power branding. Confiée à l’architecte américain Luis Revuelta et au promoteur argentin Coto, la construction affiche une élégante, quoiqu’incompréhensible vu l’identité d’Aston Marin, forme de voile marine. Mais les éléments stylistiques de la marque ponctuent les 66 étages de l’édifice, à l’exemple des poignées de porte semblables à celles des modèles Vantage ou Vanquish.

Toujours à Miami, Bentley devrait achever en 2026 sa luxueuse tour de 216 résidences, à la surface facettée de motifs en forme de diamant, caractéristique de la marque d’ultraluxe automobile. Le bâtiment de 228 mètres ne comprendra pas trois ascenseurs à voitures, comme dans le building de Porsche, mais quatre. Si les propriétaires possèdent plusieurs Bentley, chacun d’entre eux se verra proposer trois ou quatre places supplémentaires dans le parking souterrain. Chaque terrasse d’habitation aura sa propre piscine extérieure.

Spectaculaire, mais pas durable

L’autre ville d’élection de la cararchitecture est Dubaï, où plusieurs constructeurs ont annoncé leur intention de donner leur nom à des buildings extravagants d’opulence. Bugatti donnera sa couleur bleu France à un édifice aux courbes organiques, une « hyperforme » qui rappellera la silhouette musclée des bolides de Molsheim, en Alsace. Pagani, petit fabricant italien de voitures super-sportives, devrait achever fin 2024 au bord du canal de la mégapole émiratie sa Da Vinci Tower en forme de U stylisé. Les logements répartis dans les 19 étages du bâtiment reprendront les matériaux préférés de la marque : le carbone, l’acier et le cuir. Les courbes de l’édifice seront sinueuses à souhait. Reste que l’ambition immobilière des entreprises automobiles ne diffère pas beaucoup des grands noms de la mode qui, tels Armani ou Bulgari, se sont lancés dans les projets résidentiels ou hôteliers.

Il s’agit ici de créer un univers valorisant pour les clients fidèles, de fondre l’architecture d’intérieur dans le moule stylistique des marques et d’apposer son logo partout où cela est possible. Les constructeurs automobiles de luxe pourraient tirer parti de leur activité dans la construction pour, comme ils le font pour leurs voitures, innover dans l’ingénierie structurelle, les matériaux expérimentaux ou les techniques favorables à l’environnement. Or leurs réalisations de béton, acier et verre demeurent conventionnelles. En d’autres termes, leurs bilans énergétiques ne brillent pas par leurs performances. Mercedes-Benz a compris l’enjeu. Dévoilée début 2024, avec une ouverture prévue en 2026, sa tour de 65 étages s’élancera sur 341 mètres dans le ciel de Dubaï. Les 150 résidences seront gérées par une domotique avancée, en particulier pour économiser de l’énergie. Sur l’une de ses demi-sections verticales, la tour sera couverte de cellules photovoltaïques qui incorporeront le logo étoilé de la marque de Stuttgart. Les panneaux solaires donneront l’énergie suffisante à la recharge d’une quarantaine de voitures électriques. C’est un début modeste, mais un début tout de même. ■