Vers l’infini et au-delà

Elle est une légende vivante de l’astronomie. Médaillée d’or du CNRS en 2020, titulaire de la chaire Galaxies et cosmologie au Collège de France et vice-présidente à l’Académie
des sciences, Françoise Combes est, à 72 ans, toujours habitée par une sorte d’énergie renouvelable qui cherche à percer les secrets de l’Univers.

À quoi ressemble le monde selon Françoise Combes ?

Comme je suis focalisée sur les galaxies, le ciel et l’Univers, je dirais que je suis actuellement très gâtée, dans mon monde astrophysique. Le lancement du télescope James Webb, fin 2021, nous a apporté énormément de nouveaux résultats. C’est même une révolution près du Big Bang : on découvre beaucoup plus de galaxies que prévu, et aussi beaucoup de galaxies spirales ou barrées, ce qu’on ne pensait pas trouver à ces distances-là. Le satellite européen Euclid est également censé nous apporter des informations sur les mystères de l’énergie et de la matière noires. Douze milliards de galaxies seront bientôt observables, pour d’immenses progrès à venir dans la compréhension de l’Univers. Le monde est très beau de notre côté. Plus bas, c’est une autre histoire, surtout en France avec la politique.

C’est compliqué de garder les pieds sur terre quand on vit dans les étoiles H24 ?

Non, on est comme tout le monde, certes centrés sur nos petites affaires, mais je reste très équilibrée. À l’Académie des sciences, nous avons deux ou trois réunions par semaine. Nous travaillons sur la politique, l’enseignement, sur des thèmes d’actualité comme les forêts, l’environnement, le climat et d’autres choses encore. Je ne suis pas seulement connectée au ciel.

Comment pourriez-vous expliquer l’infiniment grand à ceux qui manquent un peu d’imagination ou de compréhension rationnelle ?

C’est difficile, en effet. Il est compliqué de se rendre compte de la taille de l’Univers, d’autant qu’il a beaucoup grandi au cours des âges. On pourrait commencer par dire que le système solaire paraît très grand, alors qu’il est en réalité minuscule. Je dis grand, car par exemple, le satellite lancé l’an dernier vers Jupiter n’atteindra pas sa destination avant 2030, alors qu’il voyage pourtant à plus de 20’000 km/h. Et minuscule, car si on avance progressivement, on peut dire que le Soleil se situe à 150 millions de kilomètres de la Terre. Que sa lumière met huit minutes pour nous parvenir – à la vitesse de 300’000 km par seconde – et qu’il faut donc parler en minutes-lumière, puis en années-lumière. Filons ensuite vers la Voie lactée, notre galaxie : entre 200 et 300 milliards d’étoiles, une longueur de 100’000 années-lumière, on croit qu’on commence à toucher l’immensité, et pourtant, c’est encore tout proche de nous. Peu à peu, on remonte le temps jusqu’à l’origine de l’Univers, et là il est quesion de milliers de milliers de millions d’années-lumière. Peut-être qu’on peut se rendre compte juste par les chiffres que nous ne sommes en fait presque rien du tout.

Nous avons un horizon avec plein de choses au-delà qu’on ne pourra pas explorer, car la lumière n’a pas eu le temps de venir jusqu’à nous. 

Françoise Combes, astrophysicienne

Et il n’en finit pas de grandir, dites-vous ?

Oui, je dis qu’il est très grand, mais il n’est pas fini. Nous avons un horizon avec plein de choses au-delà qu’on ne pourra pas explorer, car la lumière n’a pas eu le temps de venir jusqu’à nous. Sans doute que l’Univers est infini. Ce qui est vraiment compliqué à concevoir.

L’infini est aussi inimaginable dans sa notion de temps. Le Big Bang a eu lieu il y a 13,8 milliards d’années. Qu’y avait-il avant, il y a 100 milliards d’années ? Ou même 100 milliards de milliards d’années ?

Nous avons énormément de théories qui circulent, même si pour l’instant, ce ne sont que des spéculations – les astronomes ont beaucoup d’imagination, je vous le rappelle. Toutes ne fonctionnent pas, mais celle qui marche le mieux, c’est la théorie de l’inflation. Il y a eu ce petit instant du Big Bang — 10-32 secondes, c’est presque instantané – où l’Univers a subi une phase d’expansion énorme, qu’on a toujours du mal à faire comprendre. Ce qui voudrait dire que juste avant, se trouvait un vide sans rien du tout : pas d’énergie, pas de lumière, pas de particules.

Lorsqu’on essaie de créer un vide sur terre, le meilleur possible, c’est un vide quantique, avec une énergie du vide qui va rester, positive ou négative, et qui peut faire de petites fluctuations. Donc, avant le Big Bang, il y aurait du vide, sans début ni fin, avec un Univers qui apparaît de temps en temps.

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© Frédérique PLAS / LERMA / CNRS Images
Françoise Combes sur le toit de l’Observatoire de Paris.

Le physicien indien Rajendra Gupta a estimé l’an dernier dans une étude que l’âge de l’Univers pourrait être deux fois plus élevé, en utilisant la théorie de la « lumière fatiguée ». Vous trouvez ça crédible ?

Personne n’y croit. On a « vu » le Big Bang avec le télescope Planck, on a vu un milieu tout à fait homogène, on ne peut pas revenir en arrière. Remettre en cause l’âge de l’Univers, je pense que c’est perdu d’avance.

Les profanes, dont je fais partie, sont parfois parasités par des idées arrêtées ou imaginées par la pop culture. Par exemple : un trou noir qui va tout avaler, c’est vrai ou faux ?

Il y a une part de vrai et une part de faux, aussi. C’est faux, car le rayon d’action d’un trou noir est tout petit, quelques dizaines d’années-lumière, justement parce que les distances sont immenses. Le nôtre, on peut dire que c’est comme une tête d’épingle dans la Voie lactée. Il va donc avaler des épingles microscopiques qui se trouvent dans sa proximité. La galaxie n’a pas de soucis à se faire, on ne va pas se faire engloutir. Il faut également préciser qu’il existe des milliards de petits trous noirs qui passent dans notre voisinage. À la fin de vie des étoiles massives, des explosions de supernovæ peuvent devenir des trous noirs.

On estime qu’il y en a environ dix milliards qui voyagent dans la Voie lactée. Mais celle-ci est tellement vaste que jamais on n’entrera en collision avec un trou noir.

Donc le trou noir qui met fin à toute forme d’Univers, ce n’est pas pour nous ?

Ça relève plus du fantasme de cinéma. Cela peut arriver si on est très très proche de lui, mais pour ça, il faut aller très très loin dans l’espace. Et c’est impossible.

La planète Mars peut nous paraître bien éloignée, mais pour vous, c’est pratiquement la rue d’à côté. Vous êtes quand même intéressée par les recherches en cours là-bas, malgré sa « proximité » ?

Oui, Mars, c’est effectivement juste à côté en astronomie. On y apprend énormément de choses grâce à l’envoi de robots. Idem pour les astéroïdes : des missions japonaise et américaine ont ramené des centaines de grammes de matériel, en les protégeant de la contamination terrestre. On en sait désormais plus sur la composition de ces astéroïdes qui sont la matière primitive de la formation du système solaire. L’intérêt est énorme, car on peut prélever des choses, alors que nous ne pourrons jamais rien ramener d’autres galaxies. C’est pareil pour Jupiter : on a lancé Juice, un satellite qui va explorer ses lunes glacées, car on pense qu’il y a des océans sous la glace et que des formes de vies primitives pourraient exister, comme des bactéries, ou des débuts de protéines. Il ne faut pas imaginer des petits hommes verts non plus…

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© Cyril FRESILLON / LERMA / CNRS Images
L’astrophysicienne en conversation avec Stéphane Corbel, astrophysicien et directeur de la station de radioastronomie de Nançay, dans la salle de contrôle du Grand Radiotélescope.

Aujourd’hui, on en est à quel niveau de connaissance de l’histoire de l’Univers ?

Les progrès ont été conséquents depuis un siècle. N’oubliez pas que c’est seulement en 1929 qu’on a conclu qu’il existait des galaxies en dehors de la nôtre. Avant, on supposait qu’elles se limitaient à la bande blanche dans le ciel, la Voie lactée, car on ne connaissait pas la distance des objets observés. Puis on a découvert qu’Andromède se trouvait à plus de deux millions d’années-lumière, alors qu’on pensait que ce n’était qu’un nuage de gaz dans notre galaxie, comme la nébuleuse d’Orion. Aujourd’hui, on parcourt des distances hallucinantes, on peut observer les toutes premières galaxies, celles dites primordiales, qui sont nées juste après le Big Bang. On arrive à l’horizon de l’Univers, désormais.

Avec encore des questions.

Les mystères demeurent, oui. L’Univers est constitué de 25 % de matière exotique, dont on ne sait pas du tout ce que c’est. Et aussi de 70 % d’énergie noire dont on ne sait rien, sinon qu’elle existe.

 L’Univers est constitué de 25 % de matière exotique, dont on ne sait pas du tout ce que c’est. Et aussi de 70% d’énergie noire dont on ne sait rien, sinon qu’elle existe. 

Vous faites un drôle de métier : vous avez besoin de certitudes et en même temps, le doute vous habite, car tout reste possible. Ça demande de l’humilité ?

Les astronomes en ont beaucoup, je pense, car nous savons que nous sommes peu de chose.

La satisfaction est grande d’avoir déjà découvert tout cela, d’autant plus que d’autres découvertes arrivent tous les jours : des sursauts gamma (flambées énergétiques de rayons gamma, ndlr), des sursauts radio (sursauts d’ondes), les étoiles à neutrons, les trous noirs qui se forment, les fusions de trous noirs très rapides…

Est-ce qu’aujourd’hui encore, vous pensez vous fonder sur des choses complètement fausses qui seront corrigées à l’avenir, comme c’est souvent arrivé dans le passé ?

Oui, c’est une hypothèse absolument vraie. Ce secteur noir, qu’on l’appelle matière ou énergie, nous ignorons ce que c’est. Et peut-être que la loi de la gravité n’est pas précisément celle qu’on croit. Newton a amené la gravité, Einstein la relativité générale, et aujourd’hui, des questions demeurent autour des galaxies et de cette matière noire. Est-ce qu’on se trompe ? Des gens travaillent sur cette question qui est loin d’être facile à aborder. Nous voyons des progrès d’un côté, tandis que de l’autre tout est en chantier. Mais si on extrapole à partir des immenses progrès réalisés ces vingt dernières années, on peut se dire qu’on va bientôt percer ces mystères. Et les autres…

Vous avez récemment déclaré : « Toutes les étoiles ont entre une et huit planètes. Dans la Voie lactée, il y a quelque chose comme 300 milliards d’étoiles. Et on parle juste de notre galaxie, alors qu’il y en a 2000 milliards comme la nôtre. La probabilité qu’il existe des planètes équivalentes à la Terre est proche de 1. » Quelles formes de vies peut-on imaginer ailleurs ?

Eh bien toutes, en fait, comme sur Terre, où il y a énormément de diversité : des vies de quelques cellules, de quelques virus et bactéries, et puis ça se développe parfois vers des formes bien plus évoluées. Le milieu interstellaire est très riche de molécules – acétone, alcool, alcool éthylique, tout ça existe. On trouve des protéines dans les météorites, aussi. Des molécules ont été mesurées jusqu’au Big Bang, ce qui veut dire que quelle que soit l’époque ou la direction de l’Univers, ce sont toujours les mêmes molécules qu’on repère dans le milieu interstellaire. S’il y a une vie ailleurs, elle se sera faite sur les mêmes bases que chez nous. Avec, pourquoi pas, des formes de vies plus intelligentes que la nôtre.

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© Cyril FRESILLON / LERMA / CNRS Images
Françoise Combes devant les antennes du réseau NenuFAR (New extension in Nançay upgrading LOFAR) de la station de radioastronomie de Nançay.

En revanche, la communication s’annonce délicate ?

Quel que soit le niveau de l’intelligence, la communication est limitée par la vitesse de la lumière. On en revient au début de notre conversation : l’infini est vraiment très très grand… Je suis personnellement convaincue qu’il peut y avoir d’autres planètes habitables, sans doute quelques milliards, mais où ? Où la vie se sera-t-elle développée ? Au bord de la galaxie, ailleurs ? Je ne sais pas… Et si on envoie un signal, il arrivera là-bas avec des millions d’années de retard… Notre civilisation aura peut-être disparu, ou alors la leur, donc la communication ne va pas être possible.

Je suis personnellement convaincue qu’il peut y avoir d’autres planètes habitables, sans doute quelques milliards, mais où ? Où la vie se sera-t-elle développée ? Au bord de la galaxie, ailleurs ? Je ne sais pas… »

Vous brillez dans une discipline qui s’est longtemps montrée extraordinairement discriminatoire envers les femmes. Comment l’avez-vous vécu ?

Les portes commençaient à s’ouvrir dans les années 70, alors qu’au début du XXe siècle, les femmes étaient interdites à peu près partout, y compris dans les universités. Ça s’est développé assez rapidement ensuite, je trouve. Pensons au fait que les femmes en France n’avaient pas le droit de vote avant la Seconde Guerre mondiale, et que les femmes mariées devaient demander l’autorisation de leur mari pour ouvrir un compte en banque jusqu’en 1965. De son côté, l’École polytechnique ne s’est ouverte aux femmes qu’en 1972… Ce dont je ne me suis pas forcément rendu compte, au départ. C’est avec le temps qu’on se dit qu’il y a eu des discriminations un peu cachées et un manque d’égalité ici et là…

Selon vous, la jeune génération de chercheurs et chercheuses brille-t-elle du même feu que la vôtre ?

On voit désormais certaines personnes qui se « détachent » un peu et prennent le métier de chercheur pour un métier comme un autre, avec trente-cinq heures par semaine par exemple. C’est un peu étrange pour ma génération, qui ne marquait pas de limite entre les loisirs et le travail, même le week-end. Les choses changent, des personnes recherchent un mode de vie plus équilibré. Mais ce n’est pas universel : d’autres gardent tout de même notre mode de fonctionnement. ■