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Interview de Jean Praz

– Quels sont les degrés bénéficiant de supports numériques au sein de votre établissement ?

Jean Praz – Les élèves de 9e s’initient à l’informatique : traitement de texte, tableur et éléments de programmation et ils travaillent leur géométrie grâce à une application. Leurs camarades de 10e et de 11e reçoivent une tablette en début d’année. Ils consultent ainsi et annotent leurs livres numérisés. Ils apprennent leurs vocabulaires avec telle ou telle application. Comme tout exposé suppose des diapositives, ils les écrivent sur leur tablette, puis les projettent. Dictionnaire et encyclopédie sont à disposition, aussi bien dans leur support numérique que sur papier, et bien souvent l’un complétera l’autre. Par ailleurs, tous les élèves, comme leurs parents, accèdent à une plateforme numérique. S’y trouveront les notes en fin de chaque semaine, de sorte que la situation scolaire soit disponible en tout temps et surtout transparente. Les devoirs et les leçons sont déposés pour l’essentiel une semaine à l’avance sous l’onglet « Cahier de textes » : l’objectif est de permettre un travail planifié et anticipé. Documents et évaluations passées s’y trouvent également : avantage certain pour l’élève malade, ou distrait. Enfin, le travail de l’enseignant ne se conçoit pas sans le numérique, et ce dans toutes les phases de son activité : recherche de documents, élaboration d’un support de cours, évaluation et saisie des notes, rédaction des commentaires, auto-formation, travail collaboratif avec ses collègues.

– Voyez-vous un risque que les élèves délaissent la lecture «classique» en utilisant une tablette ou un PC ?

– Les livres, quand les adolescents en ont eu, leur tombent des mains, et depuis trente ans au moins. Le numérique n’a pas aggravé la situation. D’autre part, on communique à tout va, on lit sans arrêt, mais guère de littérature. Sans la férule scolaire, a-t-on jamais beaucoup lu les classiques ? En fait, le numérique multiplie l’offre de livres classiques : e-books gratuits, sites consacrés à un écrivain avec ses oeuvres à disposition, Wiki Source, Gallica… Le théâtre de Molière se décline en pièces filmées, en films, en séries télévisées. Le défi que relèveront parents et enseignants est d’inciter les élèves à y recourir. En outre, la banalisation des « digital humanities » aidera, puisqu’elles se servent d’outils et de concepts informatiques dont les élèves sont censés être familiers et qui les attirent, les fascinent. Une sorte de transitivité des passions. Et si nous lisons, les élèves liront !

– À votre avis, quels sont les avantages de l’approche numérique et quels en sont les défauts ?

– L’approche numérique donne le mouvement : par exemple en biologie, voir bouger une articulation, c’est presque en comprendre les mécanismes. En anglais, on entendra la juste prononciation, et on osera parler. Visite virtuelle de la Sixtine, le Parthénon qui se construit sous les yeux de l’élève : l’histoire s’anime. Par contre, avec le numérique, l’esprit tend à se disperser, à sauter d’un site à l’autre ; parfois, l’esthétique de certaines pages paralyse toute réflexion. Et l’information surabonde ! Autre point : comme les jouets étaient dans l’armoire et les livres dans la bibliothèque, il fallait se déplacer avec des ruses de Sioux, alors qu’aujourd’hui un discret glissement de votre index suffit et chacun vous croira dans la pharmacie de Birotteau. Par conséquent, des règles d’usage se construiront. Le sens critique devra se développer. S’ouvrent ainsi de nouveaux pans pour l’action éducative. Toute technique suppose une éthique.

– Prévoyez-vous de procéder à une évaluation de la «stratégie» numérique, et le cas échéant de la modifier ?

– Chaque année, nous évaluons branche par branche l’insertion du numérique. Nous supprimons ceci, nous modifions cela, nous ajoutons telles pratiques. Notre attitude est de ne prendre du numérique que sa valeur ajoutée : gain de temps, disponibilité des documents, possibilité de les travailler, par repérage automatique des occurrences, par « collage » ou toute autre opération, visualisation. Il faut aussi évaluer, en un autre sens de ce mot, l’usage libre du numérique par nos élèves. Comment s’en servent-ils pour étudier ? Comment échangent-ils leurs travaux ? Qu’est-ce que rédiger un texte pour eux ou étudier le champ lexical de tel extrait ? Cette évaluation vise à connaître les pratiques numériques pour les intégrer au quotidien des apprentissages et pour en débattre du juste usage.

Toute technique suppose une éthique.

Jean Praz, Directeur du Collège Saint-Louis, Corsier/Genève
Rubriques
Innovation Société