Matisse met Bâle en couleurs

La Fondation Beyeler présente l’artiste de la lumière et grand fauve de l’art moderne. La première rétrospective du maître organisée depuis vingt ans en Suisse alémanique.

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© Magnum Photos, ProLitteris, Zurich
En 1949, le photographe Robert Capa saisit le maître du fauvisme en pleine action dans son atelier de Nice.

On garde de lui ces images en noir et blanc, le montrant en sandales, peignant ses toiles immenses avec un pinceau long comme une pagaie. Henri Matisse, l’artiste de la couleur, illumine l’automne à la Fondation Beyeler avec plus de 70 œuvres majeures en provenance de sa propre collection, de prêteurs privés et de musées européens et américains. C’est la première grande rétrospective du maître en Suisse allemande depuis près de vingt ans.

Issu d’une famille de la classe moyenne du nord de la France, Matisse se destinait à une carrière juridique. Clouée au lit en raison d’une appendicite, sa mère lui offre une boîte de peinture pour passer le temps, il a 20 ans et sa vie ne sera plus jamais la même. « Quand j’ai tenu pour la première fois une boîte de couleurs entre les mains, je me suis dit : voilà ce que je veux faire. »

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© Succession H. Matisse / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo : Robert Bayer
« Intérieur à la fougère noire » de 1948.

Il arrive bientôt à Paris, où il étudie à l’École des Beaux-Arts sous la direction du peintre symboliste Gustave Moreau. Il se lie d’amitié avec Albert Marquet, un autre de ces monstres sacrés que l’on retrouvera, plus tard, sous l’intitulé « fauve ». Exécutées vers 1895, ses premières œuvres subissent forcément l’influence des impressionnistes, ces artistes de la lumière et de la couleur. Mais Matisse cherche autre chose. La nature dépeinte par Monet n’est pas encore assez libre. Il va dès lors s’ingénier à la simplifier. Il admire Cézanne qui a déjà ouvert la voie. Au point de s’être porté acquéreur des Trois baigneuses du peintre d’Aix-en-Provence.

Les fauves libérés

Le tournant décisif survient en 1905. Matisse participe au Salon d’Automne avec une toute nouvelle génération d’artistes. André Derain, Kees Van Dongen, Maurice de Vlaminck et Albert Marquet provoquent un scandale. La critique se déchaîne face à leurs œuvres aux formes imprécises et aux couleurs vives. « Salle archiclaire, des oseurs, des outranciers, de qui il faut déchiffrer les intentions, en laissant aux malins et aux sots le droit de rire, critique trop aisée. […] Au centre de la salle, un torse d’enfant et un petit buste en marbre, d’Albert Marquet, qui modèle avec une science délicate. La candeur de ces bustes surprend au milieu de l’orgie des tons purs : Donatello chez les fauves… », écrit Louis Vauxcelles dans le journal Gil Blas. Les fauves, c’est ainsi qu’on surnommera désormais ces peintres qui rompent avec la stricte interprétation de la nature. Le poète Guillaume Appollinaire y voit une révolution : « Ces fauves ont trouvé le moyen de réinventer la peinture, en la libérant de ses anciennes chaînes. »

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© Succession H. Matisse / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo : Robert Bayer
« Nu bleu I » de 1952. Un exemple de ces papiers découpés peints à la gouache que Matisse, malade, exécutera à la fin de sa vie.

« Ce n’est pas à l’artiste de s’adapter au goût du public, mais au public de s’ouvrir à l’art de son temps », réplique Matisse à ses détracteurs tout en poursuivant dans sa voie. Dans les années 10, l’artiste évolue. Il adopte une approche plus structurée de la couleur et de la composition, cherchant à atteindre une harmonie visuelle et émotionnelle. La Danse et La Musique sont, en cela, emblématiques de cette période. Grand mécène de l’art moderne, Sergueï Chtchoukine, commanditaire de ces toiles en 1909, reconnaît dans les couleurs vibrantes de Matisse qu’il admire une force presque primitive. Exposés en Russie, les tableaux reçurent un accueil enthousiaste.

En France, il reste plus mitigé. Si certains avant-gardistes saluent l’audace de l’artiste, d’autres continuent à rejeter cette simplification des formes et cette abstraction progressive. À Paris, Matisse doit faire face à une incompréhension de la part du grand public. Le Salon des Indépendants et le Salon d’Automne, où il expose régulièrement, sont souvent le théâtre de violentes réactions contre ses peintures. Soutien indéfectible de Picasso, la collectionneuse américaine Gertrude Stein, qui vit à Paris avec son frère Leo, lui achète plusieurs œuvres et l’introduit dans les cercles artistiques parisiens et américains.

Son soutien est crucial pour la reconnaissance internationale de Matisse, qui commence à être considéré outre-Atlantique comme un pionnier de l’art de son temps.

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© Succession H. Matisse / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo : Saint Louis Art Museum
« Baigneuses à la tortue », 1907–1908. Au début de sa carrière, Matisse voue un culte à l’œuvre de Cézanne dont il s’inspire.

À la conquête de l’Amérique

La Première Guerre mondiale s’achève. Matisse s’installe à Nice, pays de la couleur et de la lumière où il peint des séries d’intérieurs. Cette région de la Côte d’Azur sera son paradis. Ça bouge aussi du côté de New York où l’artiste expose. En 1925, sa Légion d’honneur épinglée au revers de la veste, il encourage son fils Pierre à ouvrir une galerie dans la ville qui ne dort jamais. Deux ans plus tard, le peintre reçoit le prix Carnegie à Pittsburgh. Une récompense que Picasso pourra également accrocher à son tableau de chasse, mais trois ans plus tard. Le collectionneur Albert Barnes lui commande une œuvre monumentale pour sa fondation de Philadelphie. Le MoMA de New York lui consacre une grande rétrospective. Matisse a conquis l’Amérique.

Il n’en oublie pas pour autant ses terres françaises et surtout la Côte d’Azur, où il a installé son atelier à son retour au pays. La guerre éclate. L’artiste la traverse en zone libre, depuis sa maison de Vence. Restées à Paris, sa femme et sa fille sont arrêtées par la Gestapo et son fils Jean, sculpteur, s’active dans un réseau de la Résistance. Gravement malade, Matisse porte depuis 1941 un corset de fer qui l’empêche de se tenir debout plus d’une heure. L’artiste ne peut plus peindre. Il développe alors une technique de papier découpé, qu’il peut exécuter depuis son lit qu’il ne quitte presque jamais.

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© Succession H. Matisse / 2024, ProLitteris, Zurich. Photo : Mitro Hood
« Grand nu couché (Nu rose) », 1935. À partir des années 30, le style de Matisse trouve un écho retentissant aux États-Unis où cette toile rejoint la Cone Collection de Baltimore.

Matisse meurt d’un accident vasculaire cérébral le 3 novembre 1954 dans sa chambre-atelier de l’Hôtel Regina de Nice. Deux jours auparavant, il avait réalisé un ultime dessin, un portrait de Lydia Delectorskaya, son aide et assistante depuis vingt ans. Jugeant cette toute dernière œuvre, il aurait dit : « Ça ira ! » Les dernières paroles d’un maître.

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